A qui voulons-nous confier notre destin ?
De toute l’histoire millénaire de notre pays, il n’y eut qu’une seule période où les leviers économiques, financiers et productifs ont entièrement dépendu de l’État et des citoyens. Cette période n’a duré que 30 petites années, de 1945 à 1975, les « Trente Glorieuses », lorsque des entreprises ont été nationalisées ou créées sous l’égide de l’État au sortir de la 2° guerre mondiale.
Cette parenthèse historique correspond exactement à la seule période où la Banque de France était une institution nationale, au sens d’entreprise publique. On y verra une relation directe de cause à effet.
Jusque-là, – malgré la Révolution et ensuite l’Empire – la Banque de France appartenait à des intérêts privés (les 200 familles) même si entre les deux guerres des représentants de l’État avaient été admis à la table de son Conseil d’Administration sous la pression politique du Front Populaire, en 1936. Jaurès, en 1892, avait échoué.

Le Conseil National de la Résistance (CNR) propulsa ces nationalisations en privilégiant l’expansion économique et le plein emploi plutôt que de consacrer au dogme libéral de Milton Freidman qui n’avait pour seul objet que de combattre l’inflation et assurer la bonne santé des marchés.
François Bloch-Lainé (Directeur du Trésor 1947-1952) disait :
« Entre la menace du sous-développement économique et celle d’une trop forte émission de monnaie, j’ai toujours préféré le second péril. »
En effet l’inflation, due à une trop forte émission de monnaie, reste contrôlable lorsque, comme à cette époque, l’État peut réguler la création monétaire. N’oublions pas que les français vivaient depuis des siècles dans une misère noire et les frou-frous romantiques du 19ème ne cacheront jamais les haillons innombrables de Germinal et des Misérables.
Pour autant, la lutte contre l’inflation restait pour le camp libéral le meilleur épouvantail pour destituer l’État de toute ingérence dans l’économie et le reléguer au rôle unique et ingrat d’agent percepteur de l’impôt.
La religion de « la main invisible du Marché » avançait ses pions en s’auréolant de calculs objectifs avec au bout une solution quasi mathématique. Sous couvert de pragmatisme « innocent », elle se disait débarrassée de toute vision politique ou sociale pour le pays et son peuple et s’adossait sur une sorte de darwinisme économique infaillible.
Il n’était pas seulement question de mesures techniques qui agenceraient plus ou moins bien l’organisation économique du pays ; il s’agissait en fait d’un choix idéologique.
A travers cet affrontement se posait la seule question qui vaille : A qui voulions-nous confier notre destin ?
L’économie dirigée
Revenons à cet instant historique où la France s’était dotée des atouts que se sont depuis appropriés les intérêts privés.
Après guerre, avec la nationalisation de la Banque de France – et donc la récupération du pouvoir de frapper monnaie -, l’État a nationalisé les 4 plus grandes banques du pays qui représentaient 50 % de l’épargne français :
- la Société Générale,
- le Crédit Lyonnais,
- le Comptoir National d’Escompte de Paris
- la Banque Nationale pour le Commerce et l’Industrie.
S’y sont ajoutés le Crédit National et la Caisse des Dépôts et Consignations.
Le Trésor public recueillait l’impôt et distribuait l’argent sur les projets de modernisation définis par le Commissariat au Plan.
Arrêtons-nous sur le terme « modernisation ».
– Les tenants de l’économie libérale nous disent : les Trente Glorieuses ont fait florès parce que la France était à reconstruire. Mais dans les années 50, 60, il ne s’est pas agi uniquement de reconstruire mais surtout de moderniser.
A cette époque, nos parents ont certes reconstruit le réseau d’eau, routier, ferroviaire et électrique, les gares, les grandes minoteries, des barrages hydroélectriques (et créaient la 1ère usine marémotrice sur la Rance 1966), les grands hôpitaux, mais ils ont surtout construit à partir de rien ou de pas grand-chose
- le réseau téléphonique,
- le réseau autoroutier,
- le périphérique parisien,
- les aéroports (Orly 1961, Blagnac 1953, …),
- les grands terminaux portuaires (Dunkerque 1963, Fos-sur-Mer 1968, Saint-Nazaire 1969, Le Havre 1972),

Les gloires de l’industrie française - le Concorde 1967,
- les moteurs d’avion (SNECMA 1945),
- L’essor de Dassault
- l’industrie digitale (Bull),
- l’industrie électronique (Thomson 1966),
- l’industrie électrique avec EDF N°1 mondial,
- le géant du nucléaire (Framatome 1958) avec son réseau de centrales nucléaires N°1 mondial (AlsTom),
- l’usine de retraitement de la Hague 1966,
- la métallurgie (Usinor 1948),
- la transformation de matériaux (Saint-Gobain),
- le transport ferroviaire (AlsTom),
- l’industrie de l’armement (GIAT industrie 1945) (regroupement des arsenaux – munitions, armes légères, chars, canons),
- la France est devenue une force maritime dotée de sous-marins lanceurs d’engins (Le Redoutable 1967, le Terrible 1973, le Foudroyant 1974, l’Indomptable 1976, Arsenal de Cherbourg),
- les constructions navales civiles (paquebot France 1961, Chantiers de l’Atlantique de St Nazaire 1964) et militaires (croiseurs, vedettes)
- les programmes d’avions de combat (Mirage III),
- relancé et conforté le secteur automobile (Renault, Peugeot, Citroën),
- la production agricole (IVème plan),
- modernisé les transports en commun (Métro, tramways, bus, ferries – nationalisation partielle de la marine marchande –, …),
- densifié l’éclairage urbain,
- conçu un maillage administratif dense (tous les bourgs, préfectures, sous-préfectures avaient leur poste, leur centre des impôts, leur tribunal, leur hôpital ou leurs dispensaires, des écoles dans chaque commune),
- subventionné l’Institut Pasteur,
- construit des universités,
- relancé le CNRS 1958,
- créé et entretenu des conservatoires de musique, des théâtres, des opéras, les MJC,
- initié toute une industrie et un savoir-faire audiovisuel (ORTF 1964) avec la construction des émetteurs (TDF), des radios (Maison de la Radio 1963), des chaînes de télévisions (Cognacq-Jay), de production de programmes TV (SFP – Buttes-Chaumont 1974), de l’INA (archivage audiovisuel 1974…), de l’AFP (agence de presse, surpassant Reuter, la concurrente US),
- créé le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM 1959),
- organisé l’entretien des forêts (ONF 1966),
- sans oublier la politique du logement social avec l’édification des grands ensembles HLM partout dans les villes de France (1953-1977),
- l’édification de quartiers d’affaires (La Défense 1960),

Chantier de construction du CNIT – La Défense - le déménagement des Halles à Rungis (1969) et la création du quartier des Halles (1979),
- création du RER (1977),
- et bien d’autres choses à décliner sur tout le territoire …
le tout traversé par des constructions sociales uniques telle
- la Sécurité Sociale,
- la CAF,
- le Planning Familial, …
NB. : Le fait d’établir cette liste à la Prévert ne vaut pas caution inconditionnelle de toutes les décisions prises à l’époque (choix du tout nucléaire, industrie des armes, …) mais montre la puissance productive déployée alors.
NB. : Même si dans cette liste apparaissent certaines réalisations dont l’essor datait d’époques antérieures, elles étaient a minima entretenues et au moins ne périclitaient pas comme elles le font aujourd’hui.
Alors exit l’argument de la reconstruction florissante parce que post-apocalyptique.
Peut-on imaginer le gouvernement français d’aujourd’hui propulser un tel boum économique ? Non. Ce qui a permis de créer cette dynamique, c’est l’économie dirigée.
Seul un Etat avec une vision ET maître de sa monnaie pouvait réaliser un tel tour de force.
NB. : Il s’agissait d’une économie semi-dirigée puisque le secteur privé s’y déployait sans entrave et même profitait des mannes du Trésor dès lors qu’il participait de l’effort national défini par le Plan.
L’exemple Américain : le faux comparatif
– Le contre argument des libéraux : l’exemple Américain.
D’abord les US sont loin d’être un Eldorado. Des foyers considérables de pauvreté s’y multiplient sans protection sociale, beaucoup de retraités se sont fait spoliés définitivement de leurs cotisations, les pollutions sont légions… les américains souffrent en grand nombre.
Mais pour comparer les US avec la France des Trente Glorieuses, le même boum économique s’y déroulait à la même époque. Or, bien que la chose soit dûment cachée, ce boum s’y déroulait sous l’égide d’un État tout aussi dirigiste. Rappelons que Roosevelt imposait les entreprises US à 80 %. Autant d’argent prélevé par le Trésor américain qui donnait à l’État US quasiment les mêmes prérogatives que celles qu’avait l’État français dans les années 50 et 60 face aux intérêts privés.
Et, petit détail, les États-Unis battaient et battent toujours leur propre monnaie.
Enfin, il faut reconnaître aux dirigeants américains, quel que soit le bien fondé de leurs objectifs, qu’ils ont toujours eu à cœur de porter une vision pour leur pays, une vision patriotique. Ce qui, hélas, n’est plus le cas de nos dirigeants français.
Ainsi l’exemple américain ne peut être opposé à la France sous-économie-dirigée des Trente Glorieuses.
Inflation provoquée de l’extérieur
– Autre critique : les dévaluations successives du Franc.
Nos héros du redressement français auraient donc trop joué de la planche à billet et provoqué une forte inflation. On se souvient de cette antienne.
Continuons le jeu des comparaisons.
Les US, on l’a vu, possèdent (possédaient ?) l’arme ultime, l’étalon Dollar.
Les Anglais, un sens inné pour jouer sur tous les tableaux avec une monnaie toujours surévaluée (£) sous perfusion US et son Commonwealth néocolonial.
Le Canada était sous perfusion US avec un territoire immense et riche.
L’Allemagne avait été choisie par les US comme Cheval de Troie en Europe et bénéficiait du Plan Marshall.
L’Italie, l’Espagne, le Portugal se portaient encore moins bien que la France.
Les pays baltes et scandinaves s’en sont toujours sortis grâce à leur civisme protestant et surtout à leur faible démographie ; et leur proximité avec l’URSS leur procurait un intérêt stratégique pour les US.
Les pays arabes avaient leur assurance-richesse grâce aux hydrocarbures.
La Chine était encore endormie.
L’Amérique latine se débattait et succombait aux assauts de l’impérialisme américain.
Et l’URSS avec ses satellites faisait bande à part. Cuba était en prison.
Les dragons asiatiques (Taïwan, Corée) et le Japon pointaient alors leurs industries spécialisées et sectorisées avec la bénédiction des US qui déjà recherchaient une main d’œuvre bon marché et des débouchés.
Seules la France, l’Inde, la Turquie, l’Égypte, la Yougoslavie et quelques autres « non alignés » cherchaient à s’extraire de l’emprise impérialiste américaine. Parmi eux, la France avait plutôt de bons résultats, les meilleurs, même (peut-être aussi grâce à la peu reluisante France-Afrique). Et ça ne plaisait pas aux américains !
Alors, est-ce la planche à billet qui a enraillé le redressement français ? Non. C’est le boycott rampant organisé et relayé par tous ceux qui marchaient docilement dans le sillage US qui a enfermé la production française. Parmi les boycotts les plus grossiers, on peut citer ceux du Concorde, des avions de combat Mirage, des sous-marins nucléaires, de la technologie nucléaire civile française, des innovations informatiques et de réseau systématiquement torpillées, …
Sans exportations suffisantes les productions et les richesses françaises ont tourné en vase clos et ont été asphyxiées par une inflation… provoquée de l’extérieur.
Tels des Diafoirus obscurantistes doublés de Tartuffe mercantiles, les libéraux ont eu tôt fait de diagnostiquer la maladie, l’inflation !, sans en identifier les causes. La France sous économie dirigée exhalait trop de relents collectivistes pour les libéraux américains et anglo-saxons. Le diagnostic leur donnait raison : l’économie dirigée, c’est mal !
Voilà ce qui s’est joué en janvier 1973, lorsque la Banque de France, sous la signature d’un certain Valéry Giscard d’Estaing, suivi par le zèle de Mitterrand, renonça à battre monnaie au profit des banques privées. La fin d’un élan national. La fin des grands projets, la fin des entreprises nationales, la fin du rêve français.
Avec les privatisations commencent alors la vente à la découpe du patrimoine France, et par conséquent la réduction des efforts de nos parents, grands-parents et des générations qui nous ont fait naître.
Voilà donc, la guerre que nous avons perdue, contre des ennemis insatiables qui, encore et toujours vident de sa substance et de son énergie le peuple que nous étions, des ennemis qui, comme tous les vainqueurs, se partagent le butin. Avec la complicité zélée d’authentiques traîtres, menteurs, sans conscience et sans vergogne.
Pour conclure, inversons la comparaison. Quelle société idéale, le libéralisme Roi a donc fini par offrir aux populations ? A vous de répondre à cette question.

