Cincinnatus : Prométhée libéré des dieux

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Le Guerrier Paysan

Cincinnatus, général romain en disgrâce, ruiné, redevenu paysan, est connu pour avoir accepté à deux reprises la mission de Dictateur à fin de sauver Rome, et pour avoir à deux reprises rendu le pouvoir aux patriciens (notables romains) une fois ces missions accomplies. De retour en ses terres, il a fondu son glaive pour en faire un soc de charrue.

Que les récits à son sujet soient exacts, romancés ou même exagérés, Cincinnatus fait partie du Panthéon de l’Histoire de Rome et, 2 500 ans plus tard, c’est la légende, plus que le personnage historique, que l’on retient, c’est l’histoire qu’on se raconte, plus que les faits, qui nous inspire.

Tite-Live, principal exégète du personnage, n’a pas chroniqué la vie de Cincinnatus pour rien. Il y a vu un moyen d’encourager l’empereur Auguste à restaurer la République dans un empire romain vacillant.

Les révolutionnaires américains et français ont aussi cédé à l’emphase que suscite la figure de Cincinnatus y voyant un modèle de vertu, d’humilité et de dévouement envers la Nation et le Peuple.

Véridique ou fabulée, c’est l’allégorie du guerrier-paysan aspirant tout à la fois à défendre et à nourrir sa patrie qui importe aujourd’hui.

Le désintéressement

Plus que le général romain victorieux, c’est son parcours de la disgrâce au retour à la terre qui captive.

Plus que l’accomplissement de ses missions, c’est la restitution sans contrepartie de ses pouvoirs qui interpelle.

L’Histoire foisonne de vainqueurs (…puisque ce sont eux qui l’écrivent) mais ceux-là n’en deviennent pas pour autant des figures mythiques.

Ce qui rend singulier Cincinnatus est avant tout le désintéressement.

On peut vaincre mille ennemis, on peut cultiver mille arpents ; on peut sauver mille âmes, on peut nourrir mille bouches, mais sans faire preuve de désintéressement, nul guerrier, nul cultivateur ne pourrait se voir « canoniser » par son peuple.

De plus, la consécration n’en est que plus glorieuse à raison de l’importance du pouvoir auquel le personnage renonce. Dans son cas, Cincinnatus renonce au pouvoir suprême de Dictateur de Rome – fonction au statut certes temporaire mais dont il aurait pu abuser ou, tout au moins, qu’il aurait pu monnayer -. L’histoire rapporte que Cincinnatus était non seulement en disgrâce mais aussi ruiné. Ce qui augmente l’ampleur du renoncement.

On voit pointer, par cette abnégation, un soupçon de sacrifice digne d’un accessit à la sanctification – s’il ne s’agissait pas d’un romain du 5ème siècle avant J.-C. -.

Mais comme l’Histoire foisonne aussi de renoncements sacrificiels, et donc d’autant de Saints en puissance, le désintéressement n’est peut-être pas l’unique vertu qui permet de mythifier Cincinnatus.

Cincinnatus, nimbé de gloire par son action guerrière, délaisse cette gloire au profit de son activité paysanne. Par ce geste, il tire une équivalence entre les deux actes et les deux objectifs : la sûreté par la force guerrière, et la conservation de la population par le travail aux champs.

Si l’on s’accorde à considérer l’une et l’autre comme deux besoins primaires essentiels (sûreté et conservation), Cincinnatus représente la possible et nécessaire synthèse des deux. Pouvoir se nourrir sans négliger rien de ce qui pourrait compromettre cette capacité.

La Fin des faims et la Faim des fins

L’association du glaive et de la charrue consacre l’impérative nécessité de choyer et l’un et l’autre.

La scène du guerrier qui fond son glaive pour en faire un soc de charrue nourrit aussi les aspirations à voir l’Homme s’extraire des bas instincts de sa Nature. Elle symbolise le désir de l’Homme de mettre fin à la guerre et de transformer les outils de destruction en outils au profit de l’humanité.

Le livre d’Ésaïe exprime une même vision angélique : « De leurs épées, ils forgeront des socs de charrue, de leurs lances, des serpes : une nation ne lèvera plus l’épée contre une autre, et on n’apprendra plus la guerre. »

Si cette prophétie confine à l’utopie, la mise en scène de la légende de Cincinnatus recèle en arrière-plan le fantasme de félicité universelle.

On pourrait donc voir dans le glaive transformé en soc, un renoncement au pouvoir et aux attributs guerriers. Et ce faisant, y voir un plaidoyer pour l’abandon définitif de la capacité à se défendre. Mais ce n’est pas la représentation exacte de l’allégorie.
On doit se rappeler que Cincinnatus s’est vu confier par deux fois le rôle de Dictateur salvateur. Par conséquent, cela signifie qu’il a, à rebours, fondu le soc en glaive.

L’allégorie décrit donc un cycle de violence et de paix, une alternance entre la satisfaction de deux nécessités vitales. L’allégorie raconte qu’on ne doit jamais considérer la paix comme acquise ni la guerre comme éternelle.

Sous d’autres latitudes, en d’autres époques, il sera dit que « pour avoir la paix, il faut préparer la guerre » ou « ne jamais abandonner la proie pour l’ombre ».

La volonté de puissance

Enfin, Cincinnatus, qu’il soit guerrier ou qu’il soit cultivateur, est dans l’action brute, mais aussi dans la raison lorsqu’il décide de poser le glaive ou de lever la charrue. Dans les deux cas, il conjugue instinct et raison pour résoudre l’injonction qui le domine – et qui domine chaque homme sur Terre – : survivre.

En tant que Dictateur, il agit avec raison au combat puis, en tant qu’agriculteur, il mobilise une raison équivalente pour agir aux champs. L’action de résistance n’est pas univoque et, si elle le restait, l’échec serait au bout du chemin car elle doit se poursuivre en toute circonstance.

Cincinnatus incarne à la fois la volonté de puissance et le pragmatisme nécessaire pour parvenir aux fins.

Ce n’est ni le guerrier ni le paysan qui rend Cincinnatus éligible au mythe. L’association des deux en un seul non plus. Ce qui le rend éligible est l’association de l’excellence dans l’action et du désintéressement, l’alternance entre pouvoir et basse condition dans une humble abnégation au service de tous. Cette alternance invite chacun, simple paysan ou puissant, à embrasser la volonté de puissance investie par Cincinnatus. Il suggère, par son renoncement en forme de défi, qu’un simple paysan, aussi bien qu’un roi, peut agir pour le bien de ses semblables, pour le souverain bien et, pourquoi pas, pour le bonheur de l’Homme.

Cincinnatus est la figure du héros moderne, rompant avec les super-pouvoirs des dieux grecs et romains, ainsi qu’avec l’angélisme sacrificiel de la chrétienté naissante et à venir. Cincinnatus ne doit rien à l’Olympe et n’est coupable d’aucun péché. Il incarne la volonté de vivre sans nul autre dessein.

Cincinnatus est Prométhée libéré des dieux.

 

Aime Qui Tu Veux Mais Ne Vend Jamais Ton Epée

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