Ainsi brûle l’Enfer
Une image me hante. Elle me vient d’une vision que j’avais explorée il y a longtemps dans un de mes vieux poèmes. Une façon de prendre de la hauteur vis-à-vis d’une adversité révolue.
Seul devant l’échiquier
L’homme est seul devant l’échiquier ; personne ne lui fait face et pourtant il sent la menace qui s’élève devant lui.
Le brouillard masque la grande plaine. Des hommes, des femmes affolées surgissent des nuées. Les visions sont fugitives. Certains sont armés. Des feux scintillent au loin derrière la brume. Des massacres ont eu lieu et la campagne digère les souffrances anonymes. Des étoiles vacillent dans la nuit laiteuse. C’est l’aube et pourtant il n’est pas encore temps de panser ses blessures. Des soudards se cachent sous les arbres. La peur se couche sur l’affûtoir et l’attente glisse au fil du rasoir.
La plaie ne cicatrise pas.
Qui des blancs ou des noirs vont gagner ? Ceux qui proposeront le plus beau sacrifice ou ceux qui sauront guider l’autre à sa perte.
Le brouillard a mangé l’horizon et la terre attend son prochain repas.
Des camps retranchés se construisent en des lieux invisibles. On abat les jeunes arbres. Le craquement des branches résonne comme si des parois immenses avaient réduit la plaine aux dimensions d’une grande arène.
Les blancs, les noirs livrent leur dernier combat pour une terre perdue dans la brume, une terre sans horizon, une île dans le néant.
Maintenant le regard de l’homme vagabonde au-delà des limites du jeu. Il se surprend à rêver d’un grand trois mâts dont l’étrave surgirait du brouillard. La coque labourerait la campagne ; les mottes boueuses souilleraient l’échiquier et la voilure fantomatique se refléterait dans le vernis craquelé.
Le vol du grand oiseau dissiperait les nuées. Et les survivants abandonneraient leur poste pour suivre la trouée de ciel bleu.
L’homme est seul devant l’échiquier ensanglanté.
Un battement d’ailes aura suffit. La brume s’est levée. Son regard scrute la plaine, les couleurs sont encore fragiles et incertaines. Personne ne lui fait face…. La menace n’a peut-être jamais existé.
* * *
Aujourd’hui la bataille fait rage et j’ai la nette sensation que le grand oiseau ne viendra pas avant longtemps. J’ai aussi la certitude qu’aujourd’hui l’ennemi, plus que la menace, existe bel et bien.
Me parvient aussi l’écho d’un autre poème, plus ancien encore ; même ambiance :
L’attente devrait être inquiète
L’attente devrait être inquiète
pour que les mots justes soient lâchés
comme des harpies volantes
déchirent les chaînes acides du mensonge.
On enterre le passé
et comme deux armures vides sur un champ de bataille
se regarder à présent, sans mentir
et ne plus savoir qui est l’ennemi.
A cet instant
enfin
…l’attente devrait être inquiète.
* * *
Aujourd’hui les chaînes suintent de mensonges plus corrosifs encore, les armures sont toujours vides, non pas qu’il n’y ait pas d’ennemis, mais qu’elles sont habitées d’ectoplasmes, dépourvus du courage de s’exposer en personne sur le champ de bataille, harceleurs clandestins, harpies volantes hors d’atteinte.
Aujourd’hui il n’est plus question d’attendre, ni d’être inquiet. Il n’est plus loisir de croire que personne ne nous fait face, ni de se satisfaire de rester seul.
A force de victimes, l’ennemi anonyme et informe est devenu tangible. Il est partout, caché dans la brume de la grande plaine, capable de frapper à tout moment, muni d’armes inouïes.
Ses buts sont étrangers à la plupart d’entre nous, mais ceux qui sont sortis de la molle insouciance les devinent plus inavouables que mystérieux.
A force de victimes, le constat ne permet pas d’en douter : les attaques sont simultanées.
Pour autant, beaucoup ne se résolvent toujours pas à croire qu’elles sont coordonnées, parce que, s’il se confirmait qu’elles le sont, il ne ferait aucun doute qu’elles sont aussi concertées… peut-être même de longue date.
Les escarmouches dans la grande plaine se sont amplifiées, plus sanglantes d’années en années. Elles figurent désormais de véritables offensives s’abattant sans discrimination sur chacun d’entre nous. La plupart des assaillants surgissent de la brume, de la nuit, de la pénombre, masqués, travestis, faux-drapeaux… Tout est bon pour agonir leurs proies pourvu qu’ils restent insaisissables et anonymes.
S’il s’agissait de se désoler d’une ou deux mauvaises pentes, par exemple d’une politique éducative perfectible, ou bien d’un désarroi social provoqué par une défaillance économique… S’il s’agissait d’une ou deux ruptures d’équilibre dues à des aléas conjoncturels, ou même à de l’incompétence, on pourrait modérer les outrances de cette fresque, on pourrait se gausser, incriminer une psychose paranoïaque avancée.
Mais les manquements, les dérives, les échecs, les faillites accumulés confortent la réalité du naufrage par lequel tout sombre autour de nous.
L’attaque est massive et soyons conscients que chacun de ces fronts se subdivise en autant de commandos de forces spéciales accomplissant méthodiquement leur basse besogne.
Ceux à qui parvient la connaissance de ne serait-ce qu’une partie de ces destructions, où trouvent-ils la prodigieuse capacité d’aveuglement et la nécessaire puissance de déni pour ne pas se poser un instant la question : « si tout cela est simultané et si cohérent, n’est-il pas possible ou probable que cela soit aussi coordonné et concerté ? ».
Il n’est plus soutenable de nier le drame et, pire !, de l’attribuer à une fatalité qui exclurait la responsabilité de ceux qu’il est urgent de désigner enfin.
Dans la grande plaine, où que l’on se tourne, aucun village, aucune ferme, aucune parcelle n’est épargnée. Le monde est en flammes. Hommes, femmes, enfants, vieillards, chiens, chats, agneaux… rien ni personne n’échappe aux soudards hallucinés.
Les châteaux, démontés pierres après pierres, n’offrent plus aucune protection.
Les Gens d’Armes sont devenus milices, et les juges, des inquisiteurs complices.
La Firmopole règne en lieu et place des Républiques.
Nulle échappatoire, nulle cachette, nul souterrain ne peut être soustrait à la surveillance urbi et orbi. Big Brother is watching you et chacun est otage de son propre corps.
Les hommes debout sont arrêtés, les résistants éborgnés, les patriotes bâillonnés, les vertueux moqués, les généreux ringardisés, les gentils écrasés, les professeurs dégradés, les lanceurs d’alerte condamnés et les hommes d’honneur sont assassinés.
Au milieu des massacres, quelques aveugles, sourds et muets se promènent béats, heureux de la perspective d’un prochain voyage par-delà les confins de la grande plaine, réjouis par la sortie prochaine du dernier jeu vidéo à la mode, comblés par leur E-voiture autonome et leur nouveau mobile flagship killer 6G, rassurés d’avoir leur Pass-Ausweiss grâce à l’injection salvatrice et leur zélée sobriété carbone, galvanisés par une super soirée hype entre amis LGBTQIAPZ+, fiers d’afficher leur tatoo sur leur compte Insta, transportés à l’idée d’avoir partagé le lien d’une ONG d’enfer, repus de viande synthétique et de semoule d’insectes climato-compatible, subjugués par l’IA bionique révolutionnaire, impatients de recevoir leur premier implant bio-connecté en attendant leur trans-humanisation libératrice, et convaincus, par leur ouverture au monde mondialisé, que leur vertueuse tolérance les promet forcément à un avenir radieux pour le bien de l’humanité universelle et le bonheur conquérant …
Ainsi les trois petits singes aveugles, sourds et muets qui figuraient la Sagesse de l’ancien monde (Ne pas voir le Mal, Ne pas entendre le Mal, Ne pas dire le Mal) ont été remplacés par une autre cohorte d’aveugles, sourds et muets qui ne voit, ni n’entend, ni ne peut dire le réel.
Ceux-là , en sursis, estampillés d’un code-barre ou d’une nano-puce en forme de « Prime aux inconscients » restent saufs sous les bons auspices de la Firmopole.
La Sainte Trinité des trois i – Insouciance, Inconscience et Ignorance – est la nouvelle devise de la plèbe abrutie derrière les barreaux virtuels de la Firmopole mondialisée.
La soumission est la norme ; la soumission vaut adhésion ; l’adhésion est obligatoire… puisque c’est la norme.
Vous ne posséderez rien et vous serez citoy-imbécile heureux !
Quant aux troupes d’assaut (chefs soudards et harpies volantes), nulle devise ne leur est nécessaire. La stature morale de leurs membres est brisée. Leur honneur est parti en poussière avec leur humanité. Ceux-là sont habitués au vide depuis longtemps. Il n’y a que le dessus et le dessous qui comptent.
Dans leurs bureaux d’entraînement, ils ont appris à reconnaître le goût musqué de la duplicité et de la tartufferie.
Ils ont œuvré pendant des années à la normalisation de la corruption, à la banalisation des turpitudes (pantouflages et rétro-pantouflages, conflits d’intérêts, népotismes, connivences de castes, de clans et de clubs, passe-droits, renvois d’ascenseur et poussière sous le tapis).
Ils ont applaudi le roublard, l’insincère, le faux-cul et l’hypocrite pour leur maîtrise de l’art.
Sous l’emprise d’une excitation malsaine, ils ont consacré au vol et bien souvent au crime, admiratifs en leur miroir de leur propre déchéance ascensionnelle.
Au firmament de la pyramide, sous l’œil cyclopéen, gratifiés d’une adoration méphitique, les traîtres et les félons sont sanctifiés.
Mais il n’est pas meilleurs traîtres et félons que dissimulés, travestis, cinquième colonne d’une guerre hybride dont l’arme de destruction massive est le mensonge.
Les imposteurs se parent de bien commun, d’intérêt général, de contrat social, arguent d’urgence sanitaire, de sécurité, d’ordre public, de révolution verte, instrumentalisent de fausses tolérances à coup d’égalité entre tous et de fraternités sectaires, et nous contraignent sous le joug de règles secrétées par des peurs artificielles (climat, pandémies, pénuries, terrorisme, insécurité, surpopulation, …) ou par des obligations qu’ils ont rendues structurelles (argent-dette, taxation massive, chômage endémique).
Contrats, ordre, lois, impôts, autant de chaînes forgées « pour notre bien ».
Toujours « pour notre bien », il faut chérir ces épouvantails censés éloigner l’objet de nos peurs et, dit-on, nous rendre plus forts… en prenant soin de nous rendre plus dépendants et moins autonomes.
Contrats, ordre, lois, impôts, autant de chaînes forgées pour un seul objectif : le contrôle.
Combien de pions, combien de pièces nous reste-il sur l’échiquier ? Sommes-nous proches de la fin de partie ? Doit-on encore accepter les règles et continuer de croire qu’elles sont faites pour notre bien ?
Pour notre bien, nous baissons la tête, nous baissons les yeux, nous acquiesçons, nous nous aliénons.
La duplicité se rit de la naïveté qui abandonne si volontiers sa souveraineté au premier bon samaritain venu.
Entretenu par le feu des lâches Servitudes Volontaires, ainsi brûle l’Enfer.
Dormez tranquilles, l’abattage est en cours de process…
* * *
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