Passer sous les radars
On a tous en tête ces happy end hollywoodiens où le héros atteint enfin une destination où il sera en sécurité. Un village à flanc de collines boisées au Costa Rica, une plage isolée en bordure de la jungle thaïlandaise. On a tous en tête ces films d’action où le retraité des services secrets ou le rangé de la mafia doit sortir malgré lui de son hacienda blottie au pied des Andes argentines ou d’une banlieue surpeuplée du Sud Est asiatique où personne ne l’avait retrouvé jusque-là. Les terres promises ou les refuges sont les grosses ficelles des scénaristes d’Hollywood pour finir ou débuter une histoire.
L’autre artifice éculé de l’échappatoire reste évidemment le changement d’identité. Dans ces films d’action, le héros est souvent celui qui sait disparaître, un spécialiste redoutable de la dissimulation, un maître du travestissement. Et le spectateur sait que le héros va s’en tirer lorsque le tracker est désactivé, la puce détruite ou le radar déprogrammé : le moment où il passe sous les radars.
Une fois le complot d’État déjoué, les méchants mafieux arrêtés ou occis, la fin savoureuse consiste à voir le héros recouvrer son anonymat, parfois au vu et à l’insu de tous, sirotant un cocktail au bord d’une piscine monégasque.
Voilà ce que nous disent ces films : l’anonymat est le refuge ultime. L’anonymat, à lui seul, offre sécurité ET liberté.
Nombre de discussions philosophiques ou de doctes réflexions sur le Contrat social concluent sagement que Liberté et Sécurité forment un couple où la place de l’une est forcément rognée par celle de l’autre. C’est comme ça, on n’y peut rien.
Bien que la citation de Benjamin Franklin (« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ») nous incite à ne rien lâcher de la Liberté, il se trouve aujourd’hui une pléiade de politiciens, de Macron à Valls, de Sarkozy à Estrosi pour venir déclarer : « La sécurité est la première des libertés ». Sans oublier Bayrou qui n’hésitait pas à faire de la Sécurité, « le premier Droit de l’Homme »! (A 6’15 https://www.youtube.com/watch?v=l3ieS2OrBC0 )
« La sécurité est la première des libertés » : pour en finir avec une antienne réactionnaire
Anne-Laure Maduraud
https://www.cairn.info/revue-deliberee-2018-1-page-86.htm?contenu=article
Ces responsables politiques, plus responsables de rien à force de s’être eux-mêmes départis de leur souveraineté politique au profit de Bruxelles et de Francfort, n’ont plus guère que les sujets sociétaux pour exercer leur piètre pouvoir. A défaut de pouvoir revenir tous les jours sur le « Mariage pour tous » ou sur l’euthanasie, le sujet sécuritaire et l’aménagement des libertés leur offrent la possibilité d’occuper le « terrain » sans discontinuer.
Mais à se vouer à cette sorte de dualité contradictoire (liberté vs sécurité), personne ne prête plus attention au fond de toile anthropologique initial qui avait doté le Citoyen de Droits fondamentaux et qui préservait son autonomie et son intimité en distinguant Chose publique et Sphère privée.
L’Homme allégorique (celui des Droits de l’Homme), debout, fier, digne et autonome, a disparu de la psyché moderne.
Aux temps jadis, comme nous l’expliquait Benjamin Constant, la « Liberté des anciens » s’épanouissait par le rayonnement de l’individu dans la cité grecque, romaine et même moyenâgeuse. Désormais, la « Liberté des modernes » consiste à préserver sa petite sphère personnelle en se réfugiant dans le confort d’une vie familiale qui tend à devenir un camp retranché, coupé de l’extérieur.
Aujourd’hui, les lois prétendent tout gérer, les normes, tout calibrer, les règlements, tout imposer, les administrations, tout surveiller. Infantilisé, assisté, confiné dans des marges de manœuvre toujours plus étroites, l’Homme, jadis adulte et responsable, est « invité » à faire et à penser comme il se doit.
Les assauts contre l’intime sont si rudes que, dos au mur, sa dernière option rêvée est de passer sous les radars, devenir un anonyme.
La proie pour l’ombre
Alors oui, on peut considérer la modernité comme une longue évolution vers l’interdépendance des uns et des autres avec ses avantages et ses inconvénients. On peut pointer le moment où certains membres de la tribu se sont spécialisés dans des tâches que d’autres ne savaient pas réaliser comme une étape qui a éloigné plus encore l’Homme de sa condition animale.
Alors oui, l’Homme est un « animal social » qui, de proche en proche, a sacrifié son autonomie, son indépendance, et donc sa Liberté, aux avantages et au confort de vivre en société.
Mais le prix des avantages vaut-il encore celui des sacrifices ? La quantité de sacrifices n’augmente-t-elle pas de façon disproportionnée au regard des avantages qui, eux, ne cessent de décroître ?
Historiquement ce déséquilibre n’est pas nouveau. Par exemple, le serf a eu, à son époque, toutes les raisons de tenir ce pacte pour déficitaire. Mais, déshérité en biens et en libertés, l’était-il en dignité ?
De nombreuses études relativisent l’inhumanité subie par ces « damnés de la terre » et soutiennent que l’intime (l’intégrité du foyer) était globalement préservé au sein de leur masure miséreuse. Après tout, seule la force de travail intéressait les seigneurs qui n’étaient pas tous de vils psychopathes tortionnaires.
Quoi qu’il en soit, au long de nos 5 000 ans d’histoire, toute personne déterminée à recouvrer sa liberté pouvait toujours opter pour la fuite vers les territoires barbares ou pour une disparition dans les vallées reculées. Même difficile et risquée, une issue restait possible. Ce « possible » constituait d’ailleurs une contrebalance fort efficace aux excès de l’oppression potentielle. Car, pour l’oppresseur-exploiteur, à quoi bon oppresser quand l’énergie à faire la police dépasse les bénéfices de l’exploitation ? Le statu quo autour des libertés accordées aux populations laborieuses s’est toujours fixé à l’aune des capacités de police et de contrôle du pouvoir, d’une part, et des opportunités commerciales qui régulent le rapport oppression-liberté, d’autre part. En d’autres termes, plus les perspectives commerciales sont prometteuses, plus la pressurisation des travailleurs devient rentable, et inversement.
Aujourd’hui, les capacités de contrôle sont quasi infinies et les appétences commerciales sont fixées au bon plaisir des seigneurs capitalistes, modulées uniquement par la disponibilité des ressources et la plasticité des marchés.
Les conditions d’une pression maximale sur les populations sont donc réunies. Pour autant, la mode n’est plus de passer les récalcitrants au fil de l’épée. On n’est pas des sauvages…
Et le choix chut !
Questions : peut-on « récalcitrer » librement et de quelle nature est le fil de l’épée moderne ?
Dit autrement : quid de la liberté individuelle et, surtout, de la possibilité de la garder.
On dit parfois que la liberté est la capacité de choisir son niveau de contrainte.
Si cette définition consacre le deuil de la liberté absolue – qui ne concerne que les corps célestes flottants dans les vides intergalactiques -, elle propulse le Choix comme étant l’horizon indépassable de toute liberté.
Mais a-t-on encore le choix ? A-t-on le pouvoir de s’extraire de sa condition ? D’ailleurs pourquoi le vouloir ? Choisir, pouvoir, vouloir… Que de prétentions ! Pourquoi pas : accepter, céder, subir ?
Tant que la vie est préservée, tant que le confort est garanti, tant que les besoins sont satisfaits, pourquoi ne pas choisir d’accepter, choisir de céder, choisir de subir ?
Tant que les avantages (plus de sécurité) sont à la hauteur des sacrifices (moins de liberté), pourquoi ne pas souscrire ?
C’est ainsi que le Contrat perdure.
Mais aujourd’hui des limites ont été franchies. Nombreux sont ceux pour qui la quantité de sacrifices a largement dépassé les avantages qui, de leur côté, décroissent à vive allure. A chacun son seuil de tolérance. Pour beaucoup, les termes du Contrat ne sont plus équitables.
Comme des traders empêchés de vendre leurs actions faute d’acheteurs, les citoyens prennent le bouillon… parce que la clause de rupture n’existe pas. La population a lâché depuis longtemps la proie pour l’ombre en monnayant imprudemment sa liberté contre sa sécurité.
Ministère de la paranoïa
Non seulement, elle a perdu sa Liberté en échange de sa Sécurité, mais elle a participé à la consolidation du dispositif dans lequel elle est désormais prise au piège.
Évidemment,
Il fallait se protéger du mal, des péchés, de la tentation et du grand méchant loup.
Il fallait se protéger des ennemis, des communistes, des peaux-rouges, des maoïstes, des islamistes et des narcotrafiquants.
Il fallait se protéger des capitalistes, des spéculateurs et des marionnettistes.
Il fallait se protéger des fraudeurs, des voleurs, des proxénètes et des contrefaçons.
Il fallait se protéger contre les tsunamis, les tremblements de terre, les inondations, les tempêtes, les sauterelles et puis contre le climat.
Il fallait se protéger des astéroïdes, des éclipses, des rayons cosmiques, du froid et du chaud.
Il fallait se protéger des virus, des maladies, des mensonges, des mauvaises pensées, des sectes et des insectes.
Il fallait se protéger des déficits, de la fausse monnaie, des arnaques, des escrocs et des marabouts.
Il fallait se protéger des notaires véreux, des agents immobiliers malhonnêtes, des artisans douteux, des agriculteurs pollueurs, des fonctionnaires et des pornographes.
Il fallait se protéger des poisons, des conserves périmées, de la viande javellisée, des huiles frelatées, des poissons au mercure et des fruits et légumes avariés.
Il fallait se protéger des lisiers, des algues, des métaux lourds, des dentifrices au fluor, des crèmes aux nanoparticules, de l’aluminium et de l’arsenic.
Il fallait se protéger du rayonnement des portables, des télés, du soleil, des antennes, et des centrales nucléaires.
Il fallait se protéger des pneus rechapés, des particules fines, des vapeurs soufrées des bateaux, des dépôts de calcaire, des rejets des turbines d’avions, des mines et de l’incinérateur.
Il fallait se protéger des chutes d’escaliers, des chutes d’arbres, des chutes de pierres, des routes glissantes et du brouillard.
Il fallait se protéger de la haute finance et des salauds de pauvres, des hommes harceleurs et des femmes vénales, des patrons exploiteurs et des stagiaires ambitieux.
Il fallait se protéger des acariens et des politiciens, des loups et des publicitaires, des serpents et des journalistes…
Il fallait se protéger des gauchistes, des fascistes et des poils de chat.
Parce que la peur et la lâcheté, il fallait se protéger.
Alors on a financé la prison.
Pour vivre heureux, vivons traqué
Il fut un temps où la fuite, la disparition, l’évasion, le travestissement, même le changement d’identité étaient possibles. Mais le fantasme ultime, la dernière planche de salut a disparu : l’anonymat n’est plus possible. Nul lieu pour se cacher, nulle part où se réfugier. Aujourd’hui, la prison est sans faille ; le contrôle est total.
Tout est estampillé, numéroté, listé, catalogué, quadrillé et pisté.
… à l’infini, de conventions en traités internationaux, de secteurs en produits, d’objet en animal, de graphes en tableurs, de radars en capteurs, de caméras en bases de données. Enfin, on peut faire confiance à l’IA pour digérer tout ça et perfectionner encore et encore ce confinement physique, mental et psychique.
Ficelés, liés, empaquetés, avec du persil dans les oreilles, nous sommes pris au piège du Royaume de la Transparence. L’enfer sur terre.
Klaus Schwab (Maître de cérémonie du World Economic Forum), justement à la suite d’un speech sur la Transparence, ne s’y trompait pas. Tel Kaâ, le serpent du livre de la jungle, il concluait avec son accent germanique par : « il ne faut pas avoir peur ».
Son instance mondialiste, auprès de laquelle tous les puissants de ce monde pointent assidûment depuis 30 ans, prétend faire son affaire de nos Libertés et de notre Sécurité, grâce à la Transparence généralisée, en nous délestant des unes pour nous garantir totalitairement l’autre.
« Vous ne posséderez rien et vous serez heureux », proclame-t-il, mais ce qu’il ne dit pas (et c’est le plus important) c’est que personne ne pourra s’échapper de la Matrice.
Eloge de la fuite
Le Professeur Henri Laborit déroulait ses conclusions en une époque révolue où il s’agissait d’explorer un archétype comportemental et, cerise intellectuelle sur la réflexion, lui trouver une déclinaison, sinon paradoxale, au moins contre-intuitive.
Il pointait, dans son ouvrage « Eloge de la fuite », le besoin quasi permanent de l’être humain à vouloir fuir la situation dans laquelle il se trouve, à la recherche d’un nouvel état de plaisir ou de satisfaction. Il ajoutait que loin d’être un geste d’évitement ou de lâcheté, la fuite demeure bien souvent une question de survie.
Ses expériences sur les rats, adaptées dans le film d’Alain Resnais « Mon Oncle d’Amérique », montraient comment un rat seul, à qui on offrait la capacité d’éviter une punition (léger choc électrique), ne dépérissait pas a contrario d’un rat seul ne pouvant fuir. Jusque-là rien d’étonnant. L’expérience complète met en scène, ensuite, deux rats qui, ne pouvant pas fuir non plus, vont malgré tout s’accommoder des punitions grâce à l’agressivité qu’ils vont concevoir l’un contre l’autre.
Henri Laborit ne connaissait pas Klaus Schwab, n’imaginait pas un confinement mondial, n’envisageait pas non plus le contrôle global tel qu’il se profile actuellement, pourtant ses rats nous parlent.
Dépérissement ou agressivité. Chacun mesurera le rayonnement de joie et de bonheur qui traverse notre civilisation, d’une part, et jaugera l’empathie et la cordialité actuelles des rapports humains, d’autre part, mais une chose est sûre : tout est conçu pour que personne ne puisse s’échapper de la Matrice.
Chacun se retrouve donc dans la situation des rats du Pr Laborit :
dépérir ou brutaliser le premier venu.
Tandis que la tension monte, reste à découvrir qui sont les anonymes (libres et impunis, eux) qui infligent les fameux chocs électriques. Mais ça, c’est une autre histoire…